Georges Borrow, traducteur de Bibles

Un intrépide « vagabond pour la cause de l’évangile »

 

On raconte qu’à l’âge de 18 ans, George Borrow connaissait 12 langues. Deux ans plus tard, il était en mesure de traduire en 20 langues « avec aisance et élégance ».

 

En 1833, la Société Biblique Britannique et Etrangère[1], située à Londres, convo­que cet homme singulièrement doué pour un entretien. Ne pouvant financer son dé­placement mais déterminé à ne pas lais­ser passer cette occasion favorable, Borrow, âgé de 30 ans, parcourt à pied la distance de 180 kilomètres depuis Norwich, où il habite, en 28 heures…

 

La Société Biblique lui propose de relever un défi : apprendre en six mois le mandchou[2], une langue parlée dans certaines régions de Chine. Il demande un livre de grammaire mais on ne peut lui fournir qu’un exemplaire de l’évangile selon Matthieu en mandchou et un dictionnaire mandchou-français. Mal­gré cela, il écrira dix-neuf semaines plus tard à Lon­dres : je suis parvenu à maîtriser le mand­chou avec, précise-t-il, le soutien de Dieu. Prouesse d’autant plus impressionnante qu’il aurait, dans le même temps, corrigé la traduc­tion de l’Évangile selon Luc en nahuatl[3], l’une des langues indigènes du Mexique !

 

La Bible en mandchou

 

Au 17ème siècle, pour la première fois, un sys­tème d’écriture pour le mandchou avait été mis au point ; il utilisait des caractères em­pruntés à l’alphabet ouïgour[4] arabe[5]. En Chine, il avait été alors adopté dans les hautes sphères impériales.

 

Même si son usage s’est un peu perdu depuis[6], des membres de la Société Biblique ont hâte d’imprimer et de distribuer des bibles en mandchou. Vers 1822, ils financent une édition à 550 exemplaires de l’évangile se­lon Matthieu, traduit par Stepan Lipoftsoff[7]. Mais à peine la diffusion commencée des quelques exemplaires de cette édition imprimée à Saint Petersbourg qu’une inondation en détruit tout le stock ![8]

 

Une traduction de l’ensemble des Ecritures grecques chrétiennes ne tarde pas à suivre. L’intérêt pour la Bible augmente quand on découvre, en 1844, un manuscrit ancien d’une version de la quasi-totalité des écritures hé­braïques[9]. La Société Biblique se demande bien qui pour­rait coordonner la révision des parties déjà tra­duites, puis achever le travail. Elle confie à George Borrow le soin de mener à bien cette entreprise.

 

En Russie

 

A son arrivée à Saint-Pétersbourg, Bor­row s’investit dans l’étude du mandchou, de manière à pouvoir corriger la traduction et préparer un texte de la Bible bien plus fia­ble. Mais la tâche est ardue ; il participe treize heures par jour à la composi­tion des polices de caractères nécessaires à l’impression du Nouveau Testament, qui sera qualifié de « magnifique édition d’une oeuvre orientale ». Mille exemplaires sont imprimés en 1835. Toutefois, le projet auquel Borrow tenait beaucoup et qui consistait à aller les diffuser en Chine, est contrarié. Le gouverne­ment russe, craignant que cette démarche ne soit perçue comme une oeuvre missionnaire qui risquerait de menacer les relations ami­cales entre les deux pays, interdit à Borrow de se rendre près de la frontière chinoise, avec ne serait-ce « qu’une seule Bible en mand­chou sur lui ».

 

Quelques exemplaires sont distribués une dizaine d’années plus tard et, en 1859, des traductions des Évangiles selon Matthieu et Marc, présentés sur deux colonnes parallèles, l’une en chinois, l’autre en mandchou, sont éditées. Seulement, à cette époque, la plupart des gens capables de lire le mandchou pré­fèrent maintenant le chinois ; l’idée d’une Bible complète en mandchou perd donc de son intérêt. Pour tout dire, le mandchou se meurt et ne tardera pas à être complètement supplanté par le chinois. Il l’est effectivement vers 1912 lorsque naît la République chi­noise[10].

 

La péninsule Ibérique

 

Stimulé par tout ce qu’il a vécu, George Bor­row retourne à Londres. En 1835, il est envoyé au Portugal et en Espagne, « afin de détermi­ner dans quelle mesure les gens étaient prêts à recevoir les vérités du christianisme », écrira-t-il plus tard. Ces pays n’ont alors pratique­ment pas été touchés par la Société Biblique du fait des troubles politiques et sociaux qui y règnent[11]. Borrow apprécie particulièrement les conver­sations bibliques qu’il a dans les villages du Portugal mais bientôt, il doit faire face à l’apa­thie et à l’indifférence religieuses, ce qui l’in­cite à gagner l’Espagne[12].

 

L’Espagne présente un autre défi à relever :

 

S’exprimant dans leur langue[13], Borrow noue rapidement des liens étroits avec les Gitans en particulier. Peu de temps après son arrivée, il entreprend de traduire le Nouveau Testament en langue gitane. Pour cela, il propose à deux gitanes de l’aider. Il leur lit la version espagnole pour la lui traduire. Ainsi il apprend à employer correctement les idiomes gitans. Il est récom­pensé de ses efforts en 1838, au printemps, quand l’Évangile selon Luc est publié. Un évê­que s’exclame alors au sujet de Borrow : « Il va convertir toute l’Espagne grâce à la langue gi­tane ! »

 

George Borrow avait reçu la permission de la Société Biblique de trouver « une personne compétente pour tra­duire la Bible en basque[14] ». Cette tâche est confiée à un certain Dr Oteiza, médecin « versé dans ce dialecte, dont j’ai moi-même quelque savoir », écrira Borrow. En 1838, l’Évangile selon Luc est le premier livre de la Bible à paraître en basque espagnol.

 

Enflammé du désir d’éclairer les gens du peuple, Borrow fait de longs voyages, souvent périlleux, pour distribuer des Evangiles parmi les pauvres des campagnes. Il croit pou­voir les affranchir de l’ignorance religieuse et de la superstition. Leur dévoilant l’inuti­lité des indulgences qu’ils paient[15], il tient ce raisonnement : « Se peut-il que Dieu, qui est bon, approuve le commerce lucratif de la piété ». Redoutant qu’une telle action iconoclaste conduise à l’interdiction de ses activités, la Société Biblique lui demande de se concentrer uni­quement sur la diffusion des Écritures.

 

Borrow obtient la permission orale de la Société Biblique d’im­primer El Nuevo Testamento, une version es­pagnole du Nouveau Testament sans les no­tes doctrinales de l’église catholique romaine. Cela se fait malgré l’opposition du premier ministre qui quali­fie cette traduction de dangereuse et de « livre rempli d’erreurs ». Borrow ouvre ensuite un dé­pôt à Madrid afin de vendre ce Nouveau Testament espagnol, étape qui l’amène à se heur­ter aussi bien au clergé qu’aux autorités. Il est condamné à 12 jours d’emprisonnement. Il proteste et, du coup, on le prie de quitter les lieux sans faire de scandale. Sachant pertinem­ment qu’il est illégal de le mettre en prison, il mentionne ce qui est arrivé à l’apôtre Paul et choisit de rester jusqu’à ce qu’il soit totalement in­nocenté et que son nom soit lavé de tout opprobre. (Ac 16 : 37)

 

Alors que son émissaire zélé s’apprête à quit­ter l’Espagne, en 1840, la Société Biblique rapporte : « Près de 14 000 exemplaires des écritures ont été mis en circulation en Espagne ces cinq dernières années. » Borrow, qui a grandement contribué à cette diffusion, parle des mo­ments qu’il a vécus en Espagne comme « des années les plus heureuses de son existence ».

 

L’ouvrage La Bible en Espagne, pu­blié en 1842, et qui continue d’être imprimé, contient le récit vivant et autobiographique des voyages et des aventures de George Bor­row. Dans cette oeuvre, qui connaît un suc­cès immédiat dès sa sortie, Borrow se pré­sente comme un « vagabond pour la cause de l’évangile ». Il écrit : « J’avais l’intention de me rendre dans les endroits inaccessibles et retirés des collines et des montagnes escar­pées, et de parler aux gens, à ma façon, de Christ ».

 

De par l’enthousiasme avec lequel il a tra­duit et diffusé les Ecritures, George Borrow a ouvert la voie à d’autres. Quel précieux pri­vilège !


Notes :

[1] La British and Foreign Bible Society est connue sous le nom de Société Biblique. Cette société, qui cherche à traduire la Bible afin que tous puissent y avoir accès, a été créée en Mars 1804.

[2] Les Mandchous sont un peuple d’Asie vivant principalement en Mandchourie. Les Jurchens prirent le nom de Mandchous quand ils envahirent la Chine au 17ème siècle.

[3] Le nahuatl, qui dérive probablement de nāhuatlahtōlli, signifiant « parole claire, harmonieuse, qui rend un bon son » est un groupe de langues parlées au Mexique et au Salvador par les nahuas (groupe ethnique duquel les Aztèques et les Pipils faisaient partie). Le nahuatl reste la langue indigène la plus parlée au Mexique. Elle compte plus de 1,5 millions de locuteurs.

[4] L’ouïghour est une langue appartenant au groupe des langues turques de la famille des langues altaïques. Il est parlé en Asie centrale, principalement au Xinjiang (huit millions de locuteurs), et au Kazakhstan. En français, on peut trouver le nom écrit sous les formes suivantes : ouïgour, ouigour, ouighour, uigur. Il existe deux écritures ouïghour : l’écriture arabe ouïghoure et l’écriture latine ouïghoure.

[5] L’ouïghour appartient aux langues turques de l’est.

[6] L’ouïghour est parlé par 8,5 millions de personnes (chiffres de 2004) en Chine, principalement dans la province de Xinjiang. L’ouïghour est aussi parlé par 300 000 personnes au Kazakhstan et il existe des communautés ouïghourophones en Afghanistan, en Australie, en Allemagne, en Inde, en Indonésie, au Kirghizstan, en Mongolie, au Pakistan, en Arabie saoudite, à Taïwan, au Tadjikistan, en Turquie, au Royaume-Uni, en France aux États-Unis et en Ouzbékistan.

[7] Membre du ministère russe des Affaires étrangères qui a passé 20 ans en Chine.

[8] Voir « Quand le feu intervient »

[9] Cette année-là, Tischendorf part pour le Proche Orient à la recherche de manuscrits bibliques. Après bien des pérégrinations infructueuses, il arrive (par hasard ?) au couvent Sainte Catherine, sur le Sinaï (construit en 565 par l’empereur Justinien). Il remarque dans une corbeille de vieux manuscrits, des feuillets de parchemin, qu’on s’apprête à brûler, étant jugés trop vieux pour continuer à être utilisés. Il les examine et se rend compte qu’il s’agit de manuscrits parmi les plus anciens que l’on connaissait alors. Il peut en emporter quelques pages mais pas la totalité. Revenu du monastère dix ans plus tard, il ne parvient pas à retrouver les feuillets manquants. La veille de son départ, discutant avec l’économe, celui-ci lui montre des manuscrits bibliques qu’il utilise lui-même : ce sont les feuillets manquants du précieux Codex. Il y eut de nombreuses tractations et l’intervention du tsar de Russie pour que Tischendorf puisse acheter ces documents. Ils composent aujourd’hui le Codex Sinaïticus (voir « 41 Mc 004-015 001 L’apparition de Codex Grecs corrompus »), publié en 1868. L’URSS l’a revendu au British Museum de Londres à Noël 1933 pour £ 100 000. Il est souvent souligné que ce Codex pourrait être l’une des 50 Bibles commandées en 331 par l’empereur Constantin à Eusèbe de Césarée.

[10] Durant la conquête mandchoue, ces derniers envahirent la Chine et fondèrent la dynastie Qing, qui régna sur la Chine durant près de trois siècles jusqu’à ce qu’en 1911, la république de Chine soit proclamée par Sun Yat-sen. Sun Yat-sen était un leader révolutionnaire et un homme d’État chinois, considéré comme « le père de la Chine moderne ». Il a une influence significative dans le renversement de la dynastie Qing, dont le dernier représentant a été Pu Yi et l’émergence de la République de Chine. Sun Yat-sen, l’un des fondateurs du Guomindang, est le premier président de la République de Chine en 1912 et son leader de 1923 à 1925. Il développe une philosophie politique connue sous le nom des Trois principes du peuple (nationalisme, démocratie et bien-être du peuple).

[11] Au début du 19ème siècle, le Portugal vit une crise due au départ de la famille royale pour le Brésil, ainsi que par les conséquences destructrices des invasions napoléoniennes, la domination anglaise sur le Portugal et l’ouverture des ports du Brésil au commerce mondial (1808) qui y transfert une partie de l’activité économique provoquant la ruine de nombreux commerçants portugais. Jusqu’à la chute de Franco, le Portugal a connu de multiples soulèvements de la population ou de militaires, des mutineries, des révoltes… Il y eut une période de calme de 1838 à 1846 ; une nouvelle constitution de compromis est imposée à la suite de la révolte dite de l’Arsenal en 1838.

[12] A cette époque, l’Espagne se trouve entre deux crises. Entre 1818 et 1830, les colonies espagnoles d’Amérique latine obtiennent leur indépendance sauf Porto Rico, Cuba et les Philippines ; la mort de Ferdinand VII (1833) entraîne une crise dynastique qui débouche sur une guerre civile ; le règne d’Isabelle II (1843-1868) est impopulaire et agité.

[13] Le caló, la langue des gitans d’Espagne, vient du romaní, une langue qui appartient à la famille indo-iranienne. Le romaní est la langue des gitans. Ils sont généralement bilingues car ils parlent la langue du pays où ils s’installent. Leur langue reçoit donc les influences de la langue du pays d’accueil. Le caló, la langue des calés c’est à dire des gitans espagnols, a des traits du castillan.

[14] Le basque (euskara) est une langue parlée au Pays basque (France et Espagne). Le nombre total de locuteurs n’a cessé de baisser et est aujourd’hui de 1 063 700 (statistique 2006).

[15] Les indulgences sont des rémissions totales ou partielles qu’accorde l’église catholique pour des péchés déjà pardonnés et effacés. Elles sont dénoncées d’abord par John Wyclif (1320-1384) et Jan Hus (1369-1415), qui remettent en cause les abus. Parmi ceux-ci, on peut citer l’indulgence accordée en 1506 pour quiconque aiderait à la construction de la nouvelle basilique Saint-Pierre. C’est également l’époque du scandale lié au dominicain Johann Tetzel, chargé en 1516-1517 de vendre les indulgences au nom d’Albert de Brandebourg, archevêque de Mayence, intéressé à la vente par une commission de 50% promise par la Curie. On lui attribue alors le slogan : « aussitôt que l’argent tinte dans la caisse, l’âme s’envole du Purgatoire ». La pratique des indulgences est donc de plus en plus perçue comme une forme de corruption au cours du 16ème siècle. Martin Luther attaque, quant à lui, le principe même de la pratique dans ses 95 Thèses de Wittenberg

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