Invité, un matin de 1938, à annoncer l’Evangile dans un village de la forêt ivoirienne où il ne l’a encore jamais été, le missionnaire André Roux[1] se trouve confronté à une situation délicate… Voici ce qu’il écrivit lui-même de cette expérience :
‘’ Que dois-je dire, et comment le dire pour que ceux qui se pressent autour de moi, qui n’ont jamais eu l’occasion d’apprendre à lire et qui ne savent rien de la Bible, entendent une parole de Dieu? Jeune missionnaire, tout juste arrivé, après un premier séjour au Dahomey, dans un pays, une région dont je ne connais encore ni la langue ni les coutumes, et traduit par un jeune catéchiste venu lui aussi depuis peu d’une tribu assez lointaine où l’on parle bien sûr une autre langue, j’éprouve comme je ne l’ai encore jamais fait ce que Karl Barth[2] a pu appeler la « détresse » de la prédication évangélique.
Et comme si cela ne suffisait pas, voici qu’on me demande, avant toute autre chose, de réconcilier deux jeunes époux qui se sont disputés cette nuit. Dans ce pays où règne la polygamie et où les parents décident seuls du mariage de leurs enfants, que signifie pour eux le foyer, le couple, et à quel sens de la fidélité, de l’amour, pourrais-je en appeler ? Mais d’abord pourquoi me présente-t-on cette affaire ? A quel test me soumet-on ainsi ?
Toutes ces questions se pressent à mon esprit, me harcèlent mais une chose est claire, c’est que je dois agir, parler, sentant bien que de mon comportement, de mes paroles, dépendra largement la façon dont, ensuite, l’Evangile sera accueilli dans ce village.
Ou plutôt même que ma réponse a une question qui peut paraître parfaitement étrangère à une première annonce de l’Evangile doit être elle-même une parole d’Evangile.
Je parle alors simplement du Dieu au nom duquel je suis ici. De ce Dieu qui nous aime tous, même quand nous ne le savons pas. Qui nous aime tant qu’il a envoyé sur la terre son Fils, Jésus-Christ, pour qu’il nous annonce la bonne nouvelle de cet amour.
A ces hommes pour lesquels la notion de sacrifice de propitiation, d’expiation, est au cœur même de leur religion traditionnelle, je parle de Jésus qui a accepté de mourir pour nous afin que, à cause même de l’amour qu’il a montre ainsi, Dieu nous pardonne et nous reçoive tous, nous adopte tous comme ses enfants.., pourvu que nous nous repentions de ce que nous avens fait de mal et que nous croyons vraiment que Dieu veut nous accueillir ainsi et qu’il le fait. Mais voici que, quand nous croyons cela, Dieu nous donne un cœur nouveau qui nous rend capables d’aimer à notre tour, et de pardonner, comme lui, a ceux qui nous ont fait du mal. Pendant que je parle ainsi, je sens toujours plus clairement que la tâche même qui m’a été proposée et qui, au début, m’a pris au dépourvu – réconcilier, après leur dispute, un homme et une femme que me sont parfaitement inconnus – m’a en fait introduit au cœur même de ce ministère dont j’ai la charge : le ministère de la réconciliation, cette réconciliation qui leur deviendra possible, vraie en profondeur, quand chacun d’eux se sera d’abord réconcilié avec Dieu.
Oui, mais, encore une fois, comment cela peut-il être entendu par ceux qui m’écoutent ? La réponse m’est donnée d’une façon bien inattendue. Un vieillard vraiment très âgé, se lève, vient vers moi et dit : « Si cette parole que tu dis est vraie, c’est un miracle. Aujourd’hui, je viens avec toi ».
Qu’est-ce à dire ? Je ne le comprendrai que quelques mois plus tard quand, à l’heure de son baptême, je demanderai à cet homme ce qu’il a voulu dire ce jour-là, ce qui l’a poussé à s’engager ainsi, et qu’il répondra par ces paroles si simples : « On nous a toujours dit que Zo[3], le dieu qui a tout créé, et qui autrefois, vivait avec les hommes, dans leurs villages, s’est fâché avec eux parce qu’ils avaient fait du mal, et qu’il est parti. Alors nous sommes seuls, seuls devant la foudre et la variole, devant l’inondation et la sécheresse, les bêtes sauvages et tous nos ennemis, morts ou vivants, et nous avons peur. Mais tu nous as dit que Dieu nous aimait – et pour dire Dieu, pour parler de ce Dieu que nous a révélé Jésus-Christ, il emploie bien sûr, comme le catéchiste l’a fait, le nom « Zo », qu’il nous aimait et nous prenait pour ses enfants. Alors ça change tout, je n’ai plus peur ».
Ainsi, à ce vieillard, au travers de paroles pourtant bien maladroites, Dieu avait fait entendre une parole vivante, créatrice. Il lui avait donné de faire de façon proprement immédiate l’expérience de l’amour de Dieu dont parle Jean dans sa première épître, cet amour qui bannit toute crainte du cœur de ceux qui l’écoutent.
« Détresse et promesse de la prédication évangélique », dit si justement Karl Barth. » ‘’
Notes :
[1] Le pasteur André Roux a été trente-cinq ans missionnaire en Afrique et en Océanie. Il a été directeur adjoint de la Société des missions évangéliques.
[2] Karl Barth (Bâle, 10 mai 1886 – Bâle, 10 décembre 1968) est un théologien protestant suisse. En 1921, il devient professeur de théologie à Göttingen. et entreprend une réflexion théologique systématique qui deviendra une référence majeure pour son siècle. En 1934, il est le principal auteur de la Déclaration théologique de Barmen, texte fondamental d’opposition chrétienne à l’idéologie nazie. Suspendu à cause de son refus de prêter serment au Führer, puis expulsé d’Allemagne, il devient professeur de théologie systématique à Bâle.
[3] Prononcer Dzo. Dans la langue Attié, Zo est le nom du dieu qui a créé toute chose ; ce dieu n’est pas à confondre avec le dieu tibétain, sorte de taureau hybride issu du croisement d’un yak et d’une vache (dzopkyo) et dont la femelle est dzum.