L’expression « ahl al-Kitâb » est employée 31 fois dans le Coran. Arrêtons-nous sur un verset difficile à comprendre dans lequel a été introduite non une auto-référence au Coran par laquelle les musulmans deviennent des gens du Livre mais une grossière allusion à la foi chrétienne par laquelle les chrétiens deviennent des gens du Livre. Ce verset, qui est un cas unique à ce titre, doit être divisé en deux non parce qu’il est étonnement long mais parce qu’il présente deux styles :
- « Ôgens du Livre, ne vous trompez pas dans votre jugement. Ne dites sur Dieu que la vérité. Que oui le Messie-Jésus fils de Marie est le messager de Dieu, Sa parole (kalima) qu’il envoya sur Marie et un souffle [de vie venu] de Lui ! Croyez en Dieu et à ses messagers ! » (Sourate 4 verset 171a) ;
- « Et ne dites pas : Cessez ! Ce sera meilleur pour vous. Dieu est unique. Gloire à Lui ! Comment aurait-Il un fils ? À Lui ce qui est dans les cieux et sur la terre. Dieu suffit comme Protecteur » (sourate 4 verset 171b).
On voit tout de suite que la première partie adresse aux judaïques l’éternel reproche de ne pas reconnaître le « Messie-Jésus » tandis que la seconde apostrophe les chrétiens comme s’ils étaient les gens auxquels tout le verset s’adresse. Pour commencer, il convient de justifier quelques éléments de la traduction de la première partie.
Traduire « lâ taglû fi dynikum » par « n’exagérez pas dans votre religion » n’a pas de sens : c’est selon le syriaque qu’il faut traduire : « ne vous trompez pas dans votre jugement »[1].
L’adverbe « ’inna-mâ » qui vient ensuite est habituellement lu comme une restriction affirmant que ‘Isâ (Jésus) n’est qu’un messager, ce qui est précisément le cas de la formule adverbiale qui apparaît juste avant : « lâ taqûlû ‘alâ Llah ’illâ l-haqq », « ne dites sur Dieu que la vérité ». En vertu du dogme islamique, il faut absolument que « ’inna-mâ » présente également un sens de restriction, de sorte qu’elle s’applique ici à la messianité de Jésus : celle-ci doit être présentée comme négligeable, sinon le « rasûl » (messager) Muhammad ne tiendrait plus la comparaison avec le « rasûl ‘Isâ » qui est le Messie ! Mais si on impose le sens : « ‘Isâ est seulement (’inna-mâ) un messager, il faudra le répercuter ailleurs dans le texte, même au risque de l’absurdité, par exemple :
- « Les croyants sont seulement (’inna-mâ) des frères » (Sourate 49 verset 10)[2].
Bien évidemment, il faut traduire : « les croyants sont ô combien des frères ! ». Le terme « ‘inna-mâ » accentue et amplifie le sens de la phrase et non l’inverse, conformément d’ailleurs au sens conjoint de ses deux composants[3]. Pour qu’il y ait un sens restrictif, il faut nécessairement la présence de « ’illâ » (sinon), ce que l’on voit effectivement dans ces deux versets où l’on trouve respectivement « ’inna » et « mâ » justement :
- « ’Innahu illâ ‘abdun » : Oui, lui[4] est seulement (sinon) un serviteur » (Sourate 43 verset 59).
- « Mâ al-Masyh ibn Maryam illâ rasulun »: Qu’est le Messie fils de Marie sinon un messager ! » (Sourate 5 verste 75)
En l’absence de « illâ » on doit nécessairement lire ainsi la sourate 4 verset 171a : « Que oui, le Messie-Jésus fils de Marie est le messager de Dieu ! ».
Une dernière remarque. Une traduction syriaque assurément antérieure au 10ème siècle[5] ne donne pas à lire « Dieu et ses messagers » à la fin de la sourate 4 verset 171a, mais : « Dieu et son Messie ». Voilà qui est surprenant dans une traduction toujours minutieuse et qui n’a pas le moindre intérêt à induire ses lecteurs chrétiens en erreur, au contraire. En fin de compte, il y a des raisons de penser que ce verset à l’état originel se présentait ainsi :
- « Ô gens du Livre, ne vous trompez pas dans votre jugement. Ne dites sur Dieu que la vérité. Que oui le Messie-Jésus fils de Marie est le messager de Dieu, Sa parole qu’il envoya sur Marie et un souffle [de vie venu] de Lui ! Croyez en Dieu et à son Messie ! » (Sourate 4 verset 171).
Selon le texte originel du Coran, il apparaît ainsi que les chrétiens, pas plus que les musulmans, ne sont jamais dits être des gens du Livre[6]. Par contre, comme nous l’avons vu précédemment, le texte originel du Coran appuie clairement sur la nécessité de croire en Jésus, le Messie de Dieu…
Notes :
[1] Voir les ouvrages de Christoph Luxenberg. Christoph Luxenberg est le pseudonyme d’un philologue allemand analyste du Coran peut-être inspiré de Georg Christoph Lichtenberg. Il est l’auteur de Die Syro-Aramäische Lesart des Koran : Ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koransprache (en français : Lecture syro-araméenne du Coran : une contribution pour décoder la langue du Coran), publiée en 2000 en allemand. Il s’agit d’une étude philologique dans laquelle un certain nombre d’hypothèses sont étudiées, dont il ressort que les sources du Coran proviendraient de l’adoption de lectionnaires syriaques destinés à évangéliser l’Arabie. En raison du caractère novateur de ses thèses, l’auteur a dû adopter un pseudonyme pour éviter les affrontements avec les factions islamiques intégristes, ouvertement en désaccord avec le fait que l’on puisse tenter ce genre d’étude académique sur le Coran.
[2] Déjà dès les neuf occurrences de la sourate 2 (sourate al-baqara), on voit que « ’inna-mâ » ne peut avoir de sens restrictif, en particulier dans la sourate 2 verset 107 : les anges de la magie disent : « Que oui (‘inna-mâ), nous sommes une tentation » ; dans la sourate 2 verset 137 : « S’ils se détournent, ils sont alors ô combien (‘inna-mâ) dans le désaccord » ; dans la sourate 2 verset 181 : « Alors, le péché pèse ô combien (‘inna-mâ) sur ceux qui l’ont changé [le testament] ! » ou dans la sourate 2 verset 275 : « Ils disent : le commerce, c’est en soi (‘inna-mâ) de l’intérêt ».
[3] Dans l’un livre de ses livres, Christoph Luxenberg indique que la formule arabe « ’inna + mâ » correspond à l’araméen « ên + mâ » qui signifie : « Oui vraiment ! » Ceci confirme l’analyse logique du texte que nous faisons.
[4] Il s’agit du fils de Marie mentionné deux versets auparavant.
[5] Voir l’ouvrage du théologien, historien et orientaliste Mingana Alphonse, “An ancient Syriac Translation of the Kur’ân exhibiting new Verses and Variants” (traduction syriaque antique du Coran exposant de nouveaux versets et des variantes), édité en 1925, pages 4, 6, 27 et 41.
[6] En effet, la question ne se pose à aucun autre endroit, même si au verset 77 de la sourate 5 qui commence identiquement à la sourate 4 verset 171, il est question de gens qui égarent et s’égarent et le verbe « dhalla » employé dans ce verset apparaît dans le dernier verset de la Fâtihah (la première sourate du Coran) et seulement là pour désigner les chrétiens sans les nommer, mais ce verset 77 est une longue apposition sur le mot « sirât » qui vient perturber une prière construite sur six versets (ou sept avec la bismillah : phrase récitée avant chaque sourate sauf pour la neuvième et avant chaque tâche quotidienne quelque soit son importance) et qui ajoute dix balancements là où il y en a déjà deux fois dix. C’est un jeu de ping-pong : une lecture faussée est justifiée par un ajout ailleurs qui est conforté par un autre ajout ou par une autre fausse lecture ailleurs, etc.