Le silence de Flavius Josephe au sujet de Jésus

A considérer les compatriotes de Jésus parmi les­quels se déroula sa vie humaine et à recueillir leurs témoignages, on n’est pas plus avancé et l’on se heurte même à une nouvelle énigme. Les Juifs du temps du Christ ont eu plusieurs écrivains. A Alexan­drie vivait le philosophe Philon[1], néo-platonicien, dont nous possédons une cinquantaine de traités, né quelque vingt ans avant Jésus, mort environ vingt ans après, il est son exact contemporain. Nulle part, pourtant, il ne prononce son nom. Sans doute cet intellectuel raffiné, représentant typique de la Diaspora juive de haute culture, dont l’horizon était tout hellénique et romain, n’avait-il aucune curiosité pour les faits et gestes d’un de ces agitateurs populaires comme les derniers temps d’Israël en avaient compté un bon nombre.

Un Galiléen, compatriote de Jésus, né à peu près au moment où celui-ci mourait, Juste de Tibériade[2], avait écrit une Chronique, qui allait de Moïse aux jours d’Hérode Agrippa 2, c’est-à-dire vers 100 de notre ère. Son oeuvre est perdue, mais on sait qu’il n’y parlait pas de Jésus, de ce Jésus dont la prédication, cependant, venait de remuer son peuple. L’explication de ce silence, l’historien byzan­tin du 9ème siècle, Photius[3], qui avait lu cette Chro­nique, l’a sans doute bien formulée « Juif de race, infecté de préjugés juifs, Juste ne fait nulle mention de la venue du Christ, des événements de sa vie, ni de ses miracles. » Il est vrai qu’il y a des silences intentionnels, et révélateurs.

Celui de Flavius Josèphe pourrait bien avoir le même sens. C’est un historien considérable que Josèphe. Ses Antiquités Hébraïques sont, sous quel­ques réserves, infiniment précieuses pour compléter les indications de l’Ancien Testament sur la destinée d’Israël. Sa Guerre juive, publiée vers 77, c’est-à-dire très peu de temps après la catastrophe où s’écroula pour jamais le peuple élu, est un document inesti­mable. L’homme est peu sympathique. Membre de cette aristocratie sacerdotale dont l’opportunisme s’accommodait fort bien du joug romain, c’est un vaniteux, un satisfait et son échine a trop de sou­plesse. Il nous a raconté sur lui-même force détails très édifiants qu’à treize ans, il était déjà si fort en théologie que les Rabbis de Jérusalem l’appe­laient en consultation; qu’à seize ans, exalté par la ferveur, il avait fui au désert, macérant son corps dans l’ascèse et se mettant à l’école de l’austère ermite Bannous[4]. En fait, bien vite, il alla à Rome, y noua d’utiles amitiés. Quand la suprême guerre des Juifs commença en 66, il y assura un commandement, mais de telle façon que certains l’accusent d’avoir contribué à la défaite… Il y a en particulier une histoire de place forte assiégée, de combattants décidant de s’entre-tuer pour ne pas tomber aux mains des légionnaires, de sort désignant Josèphe comme le dernier survi­vant et, pour finir, de reddition, qui a une odeur bien suspecte. Toujours est-il que ce général juif termina la guerre comme ami personnel de son vainqueur, à qui il avait prédit qu’il serait un jour empereur. Il ajouta le nom de son maître, Flavius, au sien propre, tout comme un esclave affranchi et, flagor­neur jusqu’à l’abject, n’hésita pas à écrire que le vrai Messie attendu par Israël était, incontestable­ment, Vespasien[5].

Il  ne faut pas perdre de vue les traits de ce carac­tère si l’on veut s’expliquer ce « silence de Josèphe » dont il a été tiré tant de commentaires. Ses Anti­quités parurent en 93. Qu’il ait connu le christianisme semble évident. Il a une vingtaine d’années vers 57; l’Église a déjà pris une place importante à Jéru­salem; quand Paul arrive dans la ville sainte, à cette date-là, sa présence détermine une émeute (Ac 12 et 26) et il est arrêté. Le futur historien n’a-t-il pas eu vent de cet épisode ? Quand Josèphe est à Rome, en 64, la persécution de Néron va commencer. Introduit dans les milieux influents par son ami l’acteur juif Alityrus[6], n’a-t-il rien entendu des discussions sur le Christ qui pas­sionnaient toute la communauté juive et même les sympathisants qu’Israël avait en haut lieu ?

Deux personnages contemporains de Jésus sont cités par Josèphe Jean-Baptiste dont il raconte la prédication et le supplice dans des termes parfaite­ment exacts ; et Jacques, dont il narre la lapidation et qu’il désigne ainsi « Le frère de Jésus, surnommé le Christ. » Mais, à s’en tenir aux textes indiscutés, il n’y a dans son oeuvre aucune autre allusion au Christ.

Le problème se complique du fait qu’au livre 15, chapitre 3 des Antiquités, on peut lire un passage singulier où Josèphe parle du Christ. « A cette époque parut Jésus, homme sage, s’il faut l’appeler homme. Car il accom­plit des choses merveilleuses, fut le maître de ceux qui reçoivent avec joie la vérité, et il entraîna beaucoup de Juifs et aussi beaucoup de Grecs. Celui-là était le Christ. Sur la dénonciation des premiers de notre nation, Pilate le condamna à la croix ; mais ses fidèles ne renoncèrent pas à leur amour pour lui ; car le troisième jour, il leur apparut, ressuscité, comme l’avaient annoncé les divins prophètes, ainsi que mille autres merveilles à son sujet. Encore aujourd’hui subsiste la secte qui, d’après lui, a reçu le nom de Chrétiens. » Il suffit de lire ce passage pour se convain­cre que si Josèphe l’a réellement écrit, il signe par là son adhésion au christianisme. Aussi, depuis des siècles, ces cinq lignes provoquent-elles de sévères discussions. Les uns font remarquer qu’elles rompent le fil du discours ; les autres ripos­tent que le style est exactement celui de Josèphe. On invoque Eusèbe[7], qui, au début du 4ème siècle, connaissait ce texte et l’acceptait ; mais l’adversaire répond que les premiers Pères de l’Église, Origène, par exemple, l’ignoraient et disaient même que Josèphe n’avait pas cru que Jésus fût le Messie.

Si l’on rejette ces dix lignes, le silence de Flavius Josèphe est impressionnant. Il est incontestablement voulu. Sans aller jusqu’à dire avec Pascal : « Joséphe cache la honte de sa nation … »[8], ni soutenir avec paradoxe que ce mutisme démontre l’existence de Jésus, car on ne hait que ce qui est, on peut, par ce que nous connaissons du personnage, deviner pourquoi il s’est tu. Il sait trop ce qu’il doit à sa carrière et à sa réputation !


Notes :

[1] Philon d’Alexandrie (vers -12 – vers +54) est un philosophe juif hellénisé né à Alexandrie. Les rares détails biographiques le concernant se trouvent dans ses propres œuvres, en particulier Legatio ad Caium (Ambassade chez Caligula) et chez Flavius Josèphe.

[2] Historien juif que nous ne connaissons que par un écrit rédigé expressément contre lui : l’Autobiographie (Vita) de son rival Flavius Josèphe. Juste, fils de Pistus, fut l’un des chefs du soulèvement galiléen contre les Romains durant la guerre juive de 66-70.

[3] Photios ou Photius, patriarche de Constantinople (858-867 puis 877-886), fut un érudit et un homme d’État byzantin, né vers 810, mort après 893. Les Latins l’ont longtemps décrit comme le principal responsable du schisme du IXe siècle.

[4] « Je connais sa réputation, c’est un ascète, un homme saint qui se contente pour vêtements de ce que lui offrent les arbres, se nourrit des produits de la terre, et par souci de pureté pratique des ablutions jour et nuit. » (Citation de « Un juif dans l’Empire romains » de Flavius Josephe)

[5] Vespasien (17 novembre 69 – 23 juin 79) est un empereur romain.

[6] L’acteur juif Alityrus fut le favori de Néron, et utilisé par Poppaea Sabina, la maîtresse puis la femme de Néron, pour demander l’extermination « de la secte des chrétiens ». C’est d’ailleurs certainement elle qui fut à l’origine de l’atroce persécution de l’an 64 qui aurait coûté la vie à Pierre et à Paul.

[7] Eusèbe Pamphile de Césarée (vers 265–339) est un évêque, un théologien et un historien de l’Église du début du IVe siècle.

[8] Pensées, 629

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